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Un exemple pour la conservation des ouvrages bâtis – Interview avec Eugen Brühwiler

Des procédés de génie civil novateurs ont permis de réparer en douceur et avec discrétion le pont de Neumühle à Lauperswil, un précieux témoin des premiers temps du béton armé. Eugen Brühwiler, expert fédéral, nous explique comment.

Eugen Brühwiler, expert fédéral, en novembre 2024 sur le pont de Neumühle.

Eugen Brühwiler, quelle a été votre première impression à la vue de ce pont ?

Spontanément, je me suis dit : Voilà une découverte inattendue ! Je connaissais beaucoup de ponts, et précisément du XIXe siècle et du début du XXe, mais pas le pont de Neumühle ni son mode de construction. La région de l’Emmental m’est pourtant familière et je l’apprécie à titre privé.

Qu’est-ce qui rend le pont de Neumühle si différent des autres ?

En tant qu’ingénieur, j’ai immédiatement été fasciné par l’impression de force que dégagent les poutres avec leur ligne polygonale dessinant une forme symétrique avec pour axe le milieu de la rivière. Or cette forme résulte des exigences statiques : ainsi, la statique conduit à une optimisation de la forme de l’appareil porteur et donne un ouvrage agréable à regarder, dont les proportions sont adéquates – et cela pour une portée de 40 mètres, audacieuse pour un pont en béton armé de cette époque. Suspendues au-dessus de l’Emme, les poutres du pont sont massives et donnent cependant une impression de finesse et de hardiesse.

Une autre qualité particulière tient au revêtement extérieur des poutres, qui montre un décor d’arcatures aveugles angulaires couronné d’une corniche bien marquée, dans l’esprit du Heimatstil alors dominant.

Quelles mesures ont-elles été prises pour assurer la stabilité du pont ?

Le principe suivi a été d’améliorer la capacité technique du pont avec un nouveau matériau, le composite cimentaire fibré ultra-performant, abrégé CFUP. Ce matériau est enrichi d’une grande densité de fibres d’acier fines et courtes qui le rendent très résistant et apte à la déformation. Non visible pour le profane, il a été employé ici dans un but spécifique. Il a permis par exemple de réparer et de renforcer les deux membrures inférieures des poutres, sérieusement endommagées par la corrosion de l’armature. Cette méthode est exigeante et l’entreprise chargée de l’exécution s’est parfaitement acquittée de la tâche.

Y a-t-il d’autres exemples d’emploi du CFUP sur des ponts ?

Oui, cette technique a été développée à partir de 1999 à l’EPFL pour la conservation des ouvrages bâtis. Elle est utilisée depuis une vingtaine d’années en Suisse (et de plus en plus aussi dans le monde entier). Le CFUP a servi à réparer et à renforcer non seulement des ponts classés au titre de monuments historiques, mais aussi de nombreux ouvrages d’art plus ou moins grands sur des autoroutes ou d’importantes lignes ferroviaires. Un des meilleurs exemples est le viaduc de Chillon, datant de 1969 et long de 2,1 kilomètres : il y a dix ans, ce monument d’importance nationale sur l’autoroute longeant le Léman a été renforcé avec du CFUP, et l’opération a eu un retentissement international. 

Que faudra-t-il faire désormais et quelle est la manière optimale d’entretenir un pont ?

Prévenir vaut mieux que guérir. Cela est aussi valable pour les ponts. Et prévenir permet d’économiser ! Il faut procéder à une surveillance de certains aspects précis. Un entretien préventif est essentiel, par lequel on contrôle l’eau et les fondants pour les éliminer rapidement, afin d’éviter des interventions curatives. On sait par expérience que si l’on laisse faire les processus de dégradation, la réparation entraînera des coûts importants qui devraient alors être pris en compte dans la planification financière. 

Quels sont les enseignements à tirer pour d’autres ponts ou ouvrages ?

Le cas du pont de Neumühle révèle malheureusement une fois de plus les lacunes du génie civil dans le domaine de l’entretien des ouvrages. Il faut en chercher la raison dans les insuffisances de la formation et du perfectionnement des ingénieurs.

D’avoir pu sauver le pont de Neumühle, grâce aux Monuments historiques, est une chance qui peut servir d’exemple pour la conservation des ouvrages d’art. Car les idées et les techniques appliquées ici l’ont déjà été tout naturellement sur des dizaines d’autres ouvrages. Ce sont d’énormes ressources qui peuvent être économisées ainsi.

Quel bilan tirez-vous de l’opération ?

Le pont de Neumühle est un ouvrage original, un témoin de valeur de l’ère des pionniers du béton armé. Il a maintenant été réparé en douceur et avec discrétion au moyen de techniques novatrices. Cela permet de conserver une grande partie de sa substance d’origine. Les éminentes qualités de ce pont lui donnent une place de choix dans notre patrimoine bâti en général et dans l’art de l’ingénieur en particulier. Je suis très fier d’avoir pu – avec mes collègues et avec les entreprises – contribuer à la conservation d’un ouvrage d’art aussi remarquable.

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Eugen Brühwiler, ingénieur civil EPF/SIA, docteur ès sciences techniques, professeur émérite de l’EPFL, est ingénieur conseil et expert en construction de ponts et pour les monuments historiques.

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