Les œuvres de Franz Gertsch capturent l’éternité dans l’instant fugace, comme Faust l’aurait souhaité. C’est en tout cas la sensation qui m’a envahi au début des années 1980, alors que je contemplais les toiles monumentales de la série Luciano au Kunsthaus de Zurich. Dès la première rencontre avec l’œuvre de Gertsch, j’ai été fasciné par la présence physique inégalable de l’instant. Je suis retourné voir l’exposition plusieurs fois, entraînant des amis à ma suite. Ce n’est que des années plus tard que j’ai pu revivre cette sensation avec une intensité décuplée en me retrouvant de manière inattendue devant « Johanna », un portrait de Gertsch exposé dans le cadre de l’un des « Szenenwechsel » organisé par Jean-Christophe Ammann au musée d’art moderne de Francfort. Je me souviens très précisément de l’instant où, arrivant au sommet d’un grand escalier, je me suis arrêté net, comme foudroyé et transformé en spectateur fasciné. Le portrait m’attirait irrésistiblement, mais Johanna gardait ses distances. Très vite, j’ai compris la tension entre proximité et distance : en s’approchant trop près du portrait de Gertsch, on le perd des yeux.
Avec le décès de Franz Gertsch le 21 décembre dernier, le canton de Berne perd une personnalité artistique très appréciée dans le monde entier. Irremplaçable pour sa famille et ses amis, nous conserverons sa mémoire au travers de ses œuvres. Un grand nombre d’entre elles ont trouvé leur place dans les collections de musées prestigieux de par le monde. Nous avons le privilège, en tant que Bernoises et Bernois, de vivre près de Berthoud, où se trouve le musée Franz Gertsch, et de pouvoir admirer, dans le cadre d’expositions temporaires ou permanentes, des œuvres majeures de l’artiste telles que « Johanna ». Quant à la Collection d’œuvres d’art du canton de Berne, elle a la chance de compter plusieurs œuvres de jeunesse de Franz Gertsch. À partir de juin 2023, le Kunsthaus Interlaken présentera cette collection, tout comme le tableau « Die schöne Weite » (1955), qui illustre le début de cette lettre d’information.
Une autre œuvre de jeunesse de Franz Gertsch a été retrouvée sur le lieu auquel l’artiste l’avait destinée. En effet, une peinture murale datant de 1964 a été mise au jour dans le cadre de la rénovation de la maison paroissiale de Nydegg, située dans la partie basse de la vieille ville de Berne. Las de voir cette peinture, les anciens propriétaires, au lieu de la détruire, l’avaient simplement dissimulée derrière une plaque de plâtre, la préservant ainsi pour la postérité. Ayant toutefois omis de la documenter ou de la contextualiser, il s’en est fallu de peu qu’elle disparaisse lors de sa redécouverte, des décennies plus tard, personne ne mesurant son origine ni sa valeur. C’est à l’historienne de l’art Anna Schafroth (1961–2021) que l’on doit le sauvetage de cette peinture murale, en laquelle elle ne voyait pas une œuvre clé mais une expression de la crise de créativité traversée par l’artiste à la fin des années 1950 et au début des années 1960, juste avant qu’il ne développe la griffe artistique qu’on lui connaît aujourd’hui.
Momentanément déprisée, la peinture murale a entre-temps été soigneusement restaurée et a même fait son entrée dans un guide d’art de la Société d’histoire de l’art en Suisse. L’esprit du temps évolue. Une œuvre d’art peut fixer l’instant pour l’éternité. La traiter et l’entretenir avec soin font donc partie des missions essentielles de la politique culturelle d’une communauté. La paroisse de Nydegg a su assumer cette mission.
Hans Ulrich Glarner, chef de l’Office de la culture du canton de Berne
Une cérémonie commémorative en hommage à Franz Gertsch aura lieu le lundi 13 février 2023 à 14 h 00 à la Collégiale de Berne. L'événement est public et sera suivi d'un apéritif à l'hôtel de ville de Berne. Aucune inscription n'est nécessaire ou possible.